Ce matin, le soleil a bon appétit (05)

[© Édouard Levé]


Édouard Levé et l’été (extraits d’Autoportrait, P.O.L., 2005)

• Le son lointain d’une tondeuse à gazon en été me rappelle de bons souvenirs d’enfance.

• Un été sec et chaud, ma mère m’a lu tous les soirs après le dîner un extrait du livre Les Survivants, où il était question d’un avion écrasé dans la Cordillère des Andes, les rescapés mangeaient le corps des autres pour survivre, j’avais onze ans, je ne sais pas pourquoi ma mère m’a lu cette histoire.

• J’aime la pluie d’été.

• L’orage m’exalte comme un ennemi.

• Le manque de sommeil me gêne moins lorsqu’il fait beau que lorsqu’il pleut.

• Je ne lis pas sur la plage. Sur la plage, je commence par m’ennuyer, puis je m’habitue, et je n’arrive plus à partir. Sur la plage, les filles suscitent moins mon désir que dans une bibliothèque.

• J’ai croisé au mois de juillet à Paris un homme dont le visage ressemblait à celui d’Elephant Man, j’étais à vélo, je roulais vite, j’ai cru avoir une hallucination, j’ai fait demi-tour pour le rattraper, je ne m’étais pas trompé, mais quand je vois quelque chose d’exceptionnel, je crois pendant les premiers instants qu’il s’agit d’une illusion.

• Je roule à moto vêtu d’un épais blouson en cuir noir Vanson, même en été.

• Le coton à la surface de la pêche crisse contre mes dents.

• En été, mes taches de rousseur prolifèrent, se superposent et donnent l’illusion que je suis bronzé.

• J’ai passé quelques jours inactifs sur une plage en Thaïlande, au soleil, au bord d’une plage de sable blanc, l’eau était turquoise, je dormais dans une cabane en paille, je mangeais des poissons au soleil, je ne faisais rien, je profitais simplement d’une extase béate.

• Les coups de soleil me donnent chaud en surface, et froid à l’intérieur.

• En Espagne il y a vingt ans, j’ai été invité par un ami d’ami avec qui je voyageais à passer une soirée chez un homme de soixante-dix ans d’origine allemande, la conversation était familière et spirituelle, j’étais en bonne disposition, c’était l’été, j’étais en vacances, nous buvions du bon vin, des plats épicés étaient servis sur une terrasse avec vue sur la mer, la conversation a pris une tournure inattendue quand cet homme se mit à tenir des propos de plus en plus réactionnaires sur un ton délicieux, il souriait en me regardant dans les yeux pour chercher mon approbation, les socialo-communistes, les cheveux longs, les juifs, les chômeurs, les homosexuels, tout y est passé, il voulait me prendre en otage avec son hospitalité, je fus plus pervers que lui, je souriais pour qu’il se dévoile, ce qu’il fit plus que de raison, en sortant de table, il me fit visiter la chambre de son fils, au mur était punaisé un drapeau nazi, il a désigné avec admiration certains livres sur les étagères, dont Mein Kampf, j’ai été rétrospectivement stupéfait que l’ami d’ami, qui savait à qui il avait affaire, un ancien SS, ait accepté cette invitation.

• Un même été, j’ai attrapé six tiques, ce n’est que quatre ans plus tard que j’ai été persuadé d’être atteint de la maladie de Lyme, après avoir lu sur un site Web la liste des symptômes.

• Au milieu de l’été, un jour de pluie me réjouit comme un jour de soleil au milieu de l’hiver.

• Lorsque je m’allonge dans un endroit public, parc ou plage, je m’étends de tout mon long, bras en croix, jambes légèrement écartées, j’ai l’air d’un mort ou d’un christ tombé du ciel, il arrive qu’une personne vienne me trouver pour me demander si tout va bien.

• Je ne compte pas le nombre de cerises que je mange.

2 commentaires:

Beauregard Nane a dit…

Texte magnifique! J'ai eu la chance de connaitre Edouard Levé qui etait l'homme le plus drôle mais aussi le plus desesperé que la vie m'ait donné de rencontrer. Merci pour ces qques lignes

DM et JO a dit…

Nous n'avons pas eu l'occasion de le croiser, mais nous admirons beaucoup son travail. Merci pour votre visite et votre message.