La bosse des vagues (04)

L’Escargot certes bulle à Sète, mais quoique de mer pour quelques jours encore il lit, mange à la plage la page comme d’autres la salade et s’y mire, heureux de nourrir, en retour, son Escargologie :

Blaise Cendrars, Bourlinguer :

« Ma plus grande passion était le dressage des escargots. Bépino, le fils de Pascuali, notre fermier, m’avait montré comment on les tient éveillés en leur chatouillant le ventre avec la pointe d’un cure-dent. On en ramassait partout, des grands, des petits, des bruns, des blancs, des jaunes, d’autres dont la coquille est comme du corail moucheté et d’autres encore, sénestres ou transparents et fragiles, lisérés de bleu, de noir ou dont le sillon médian est dur comme de la nacre, et d’autres, collés par couples, bavant, écumant. Pendant qu’Elena, armée du cure-dent, les chatouillait consciencieusement sous le ventre, je tendais des ficelles en l’air, d’une branchette à l’autre, en ligne droite, en diagonale, en zigzag, en rond, en étoile, et quand les escargots étaient bien éveillés, on les plaçait à la queue leu leu sur ces ficelles, des centaines à la queue leu leu, et leurs lentes et amusantes processions se déroulaient dans tous les sens, à différents étages superposés, comme des pénitents, chaque bestiole dans sa cagoule et chacune portant en guise de cierge allumé ses yeux montés sur tentacules et qui se télescopent si drôlement et sont tactiles. Quand on leur avait fait faire une demi-douzaine de fois l’exercice, on tendait les mêmes ficelles par terre et les escargots suivaient tous les méandres compliqués des ficelles comme un train interminable les rails d’un réseau de chemin de fer, le long fil d’Ariane argenté s’entortillant plusieurs fois sur lui-même dans les tours et les détours d’un labyrinthe avant de mener à la sortie, et la sortie était marquée par un tas de feuilles de laitue fraîche où les bestioles bien dressées se reposaient et se régalaient, mais sellées, harnachées, caparaçonnées comme des chevaux de cirque à l’écurie, prêtes à une nouvelle représentation. Et on leur faisait refaire le numéro et Elena battait des mains.
Tous les dimanches je lui faisais cadeau d’une ménagerie bien dressée qu’Elena nouait dans le grand mouchoir de tête de Maria ou que la vieille Maria emportait à la maison dans son tablier retroussé, maugréant tout le long du chemin de notre fantaisie et faisant de nombreux signes de croix.
Je ne sais pas ce qu’Elena pouvait faire de tous ces escargots de cirque que je lui donnais, jamais je n’en revoyais un ; je supposais qu’elle jouait avec dans le secret de sa chambre, ne les montrant à personne et surtout pas à ses sœurs qui auraient poussé des cris d’horreur, qu’elle jouait en secret et se donnait la représentation, et j’étais fier et content de moi, et tous les jours j’en cherchais d’autres, mon principal terrain de chasse étant le vieux mur de la Salita de San-Martino, dont les fissures contenaient des exemplaires d’une grosseur phénoménale et d’une grande variété, ceux du tombeau de Virgile étant plutôt mesquins et vulgaires ; aussi tous les jours de la semaine nous explorions le vieux mur, elle et moi.
[…]
Il me revient encore, qu’un mois après la mort d’Elena, une affreuse odeur se répandit dans toute la maison. Cela sentait la charogne. On lava, savonna, frotta, récura, désinfecta, mais en vain ; alors on fit venir des ouvriers qui défoncèrent carrelages et parquets pensant trouver des rats crevés, mais il n’y en avait pas et l’horrible puanteur, loin de s’atténuer, s’intensifia d’une façon telle qu’un beau jour elle mena directement à la chambre d’Elena d’où, sans doute possible, elle infectait la maison. À force de chercher partout et de sonder les murs, on finit par découvrir un placard dissimulé dans la cloison, lequel placard était rempli du haut en bas de boîtes et de cartons qui s’empilaient les uns sur les autres, tous les emballages sur quoi Elena avait pu mettre la main ou dérober à ses sœurs, boîtes à chapeaux, cartons de chaussures, coffrets à gants, cornets peints ayant contenu des dragées ou des chocolats, boîtes de biscuits en fer-blanc, petits paniers multicolores en copeaux de bois tressés comme on en offre à certains anniversaires ou fêtes débordant de fruits confits, caissettes en bois blanc ayant apporté des menus cadeaux, cartons à poupées, et tout cela était rempli par des centaines et des milliers d’escargots soigneusement assortis et rangés selon leur taille, leur forme, leur couleur, et que la mort d’Elena avait laissés périr de faim, d’où l’abominable odeur. Personne ne comprit ce que cette étrange collection pouvait bien signifier, et moi, qui avais le cœur malade de joie et l’âme empoisonnée par cette découverte, je me taisais. C’était mon secret… »

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