Ce matin, le soleil a bon appétit (15)

[© Robert Capa]

Roland Barthes : « L’écrivain en vacances » in Mythologies
Extrait 2/4
(extrait n°1 ici)

Et le « naturel » dans lequel on éternise nos romanciers est en fait institué pour traduire une contradiction sublime : celle d'une condition prosaïque, produite, hélas, par une époque bien matérialiste, et du statut prestigieux que la société bourgeoise concède libéralement à ses hommes de l'esprit (pourvu qu'ils lui soient inoffensifs).
Ce qui prouve la merveilleuse singularité de l'écrivain, c'est que pendant ces fameuses vacances, qu'il partage fraternellement avec les ouvriers et les calicots, il ne cesse, lui, sinon de travailler, du moins de produire. Faux travailleur, c'est aussi un faux vacancier. L'un écrit ses souvenirs, un autre corrige des épreuves, le troisième prépare son prochain livre. Et celui qui ne fait rien l'avoue comme une conduite vraiment paradoxale, un exploit d'avant-garde, que seul un esprit fort peut se permettre d'afficher. On connaît à cette dernière forfanterie qu'il est très « naturel » que l'écrivain écrive toujours, en toutes situations. D'abord cela assimile la production littéraire à une sorte de sécrétion involontaire, donc tabou, puisqu'elle échappe aux déterminismes humains : pour parler plus noblement, l'écrivain est la proie d'un dieu intérieur qui parle en tous moments, sans se soucier, le tyran, des vacances de son médium. Les écrivains sont en vacances, mais leur Muse veille, et accouche sans désemparer.
Le second avantage de cette logorrhée, c'est que par son caractère impératif, elle passe tout naturellement pour l'essence même de l'écrivain.



[Booker T. and the M.G.’s - Summertime, live, 1991]

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