« Pour faire des pâtes, il faut de la farine »

Des baigneurs sur une plage, un pêcheur qui replie ses filets, une femme sur un âne, quelques ruines antiques. Les images défilent rapidement ; elles révèlent un paysage sec, aride, méditerranéen.
Images anciennes en noir et blanc et muettes. Aucun indice visuel ou sonore pour dire précisément le lieu.

Où sommes-nous ?

Après une vingtaine de secondes, la réponse apparaît sur une pancarte. En dessous d’une flèche dirigée vers la gauche est écrit, en grec et en anglais, To the Theatre. Déchiffrer le grec et l’anglais c’est un atout quand le son se refuse.

La caméra s’attarde un instant pour nous laisser le temps de lire puis soudain, elle s’offre une vue plongeante sur un théâtre grec, ses gradins, ses pierres rongées par le temps.
Et pour être bien certain qu’il s’agit d’un théâtre, l’œil de la caméra fixe les numéros des places sertis dans la pierre avant de choisir deux projecteurs entre lesquels apparaît un décor antique, tout blanc, un décor en carton-pâte.
Côté scène deux hommes bricolent, côté gradins deux femmes balayent.
Soleil de plomb.

Maintenant que le décor est esquissé, les images se font plus précises : un soldat (un vrai) aide un homme à mettre son casque de centurion ; des petits groupes d’hommes, de femmes, d’enfants, tous habillés à l’antique, attendent entre ombre et soleil.
Des figurants sans doute.

Ce court vagabondage dans les coulisses à ciel ouvert ne dure pas.

La caméra se plante devant la scène et n’en bouge plus. Dans son axe, une colonnade, des marches, quelques accessoires.

Une silhouette masculine apparaît mais sort vite du champ quand du fond de la scène entre une femme, vêtue d’une robe moderne, un châle sur les épaules.
Elle avance rapidement et se retrouve face à un homme en costume de scène. Il porte une longue toge, une fausse barbe et il tient une lance à la main.
La femme semble chanter, elle supplie, elle menace, ses bras s’écartent, son regard devient noir, son poing se lève comme si elle tenait un poignard.
Ses attitudes théâtrales qui rappellent le cinéma muet pourraient être ridicules sans la musique et sans le chant. Mais les yeux, les gestes sont ceux d’une grande tragédienne, nous le savons car nous l’avons reconnue. Le visage, les yeux flamboyants, la silhouette, mais surtout les mains, ses longues mains expressives.

« N’essayez pas d’y mettre trop de passion tant que vous n’êtes pas sûre des exigences intérieures de l’air. Dans l’opéra, la passion sans réflexion n’a pas d’intérêt. Elle fait de vous une bête sauvage, pas un artiste. » (Callas)

La plus grande. Celle dont la voix se brisera un jour, qui deviendra définitivement muette, à en mourir.
Mais pas encore. Dans ce théâtre antique elle est plus qu’une reine, elle est la fille du soleil.
On voudrait l’entendre chanter, entendre la plainte, le cri. Mais c’est trop demander. Pas un micro pour emprisonner la voix. À la voir ainsi gesticuler l’image devient un peu grotesque.
La femme se fige, retire son châle et le projette loin devant elle en souriant. Puis elle reprend la pose pour recommencer la scène, encore et encore, jusqu’à la nuit peut-être.
Mais nous n’en saurons rien, l’image s’arrête brutalement.

En août 1961, Maria Callas, dirigée par son vieux maestro Serafin, chante Médée à Épidaure. À ses côtés, Jon Vickers est Jason et c’est Alexis Minotis, le mari de la grande Katina Paxinou qui met en scène l’opéra de Cherubini. Callas, chez elle en Grèce, triomphe.

De ces moments ne subsistent que ces quelques images muettes et l’enregistrement sonore de la représentation.
Callas avec le son et sans l’image.

Il suffit de fermer les yeux pour la voir sur scène implorer ou menacer :

”Dei tuoi figli la madre tu vedi
vinta e afflitta,
fatta trista per te,
e pur da te proscritta.
Tu lo sai quanto un giorno t’amò, crudel…”

« C’est la mère de tes enfants que tu vois
vaincue et au désespoir,
écrasée par ta faute
et pourtant proscrite par toi.
Tu sais combien je t’ai aimé, cruel… »

Neuf ans plus tard, elle sera encore Médée, de nouveau sans musique. Mais cette fois c’est Callas qui l’a voulu. Elle ne chante pas, elle fait du cinéma. Pasolini la dirige, elle est amoureuse de lui.


« Rappelez-vous d’abord que si Médée est une femme violente, c’est aussi une femme qui aime. » (Callas)

Un an auparavant, sur un plateau de télévision, Luchino Visconti, peut-être un peu jaloux, lui reproche son choix :


« … je ne sais pas si tu as bien choisi ton début dans le cinéma car le cinéma de Pasolini est un cinéma qui n’est pas fait pour les grands acteurs, tu comprends ce que je veux dire, c’est tout à fait autre chose. »

Non, elle ne sait pas, elle espère même qu’il se trompe.
Devant la caméra de Pasolini, elle hurle, parle ou se tait mais elle ne chante pas.
D’ailleurs elle ne chantera presque plus.
La Prima Donna est morte depuis longtemps.

Les citations de Maria Callas sont extraites des master classes données à la Julliard School de New York entre octobre 1971 et mars 1972.
Les images d’Épidaure ont été diffusées à la télévision française le 13/08/1961, dans le journal télévisé de 20 heures, sous le titre : La Callas répète à Épidaure.


« Par-dessus tout, le bel canto est expression. La beauté du son ne suffit pas. Pour faire des pâtes, par exemple, il faut de la farine ; c’est la base de tout. Après, on ajoute d’autres ingrédients, du savoir-faire, et on obtient quelque chose de délicieux. Pour un chanteur, la base, c’est le conservatoire. L’enseignement que l’on y reçoit est crucial. Si vous commencez bien, tout ira toujours bien. » (Maria Callas, Leçons de chant)

Aucun commentaire: