Ce matin, le soleil a bon appétit (17)


Roland Barthes : « L’écrivain en vacances » in Mythologies
Extrait 4/4
(les trois premiers extraits ici, ici et )

Sans doute il peut me paraître touchant et même flatteur, à moi simple lecteur, de participer par la confidence à la vie quotidienne d'une race sélectionnée par le génie : je sentirais sans doute délicieusement fraternelle une humanité où je sais par les journaux que tel grand écrivain porte des pyjamas bleus, et que tel jeune romancier a du goût pour « les jolies filles, le reblochon et le miel de lavande ». N'empêche que le solde de l'opération c'est que l'écrivain devient encore un peu plus vedette, quitte un peu davantage cette terre pour un habitat céleste où ses pyjamas et ses fromages ne l'empêchent nullement de reprendre l'usage de sa noble parole démiurgique.
Pourvoir publiquement l'écrivain d'un corps bien charnel, révéler qu'il aime le blanc sec et le bifteck bleu, c'est me rendre encore plus miraculeux, d'essence plus divine, les produits de son art. Bien loin que les détails de sa vie quotidienne me rendent plus proche et plus claire la nature de son inspiration, c'est toute la singularité mythique de sa condition que l'écrivain accuse, par de telles confidences. Car je ne puis que mettre au compte d'une surhumanité l'existence d'êtres assez vastes pour porter des pyjamas bleus dans le temps même où ils se manifestent comme conscience universelle, ou bien encore professer l'amour des reblochons de cette même voix dont ils annoncent leur prochaine Phénoménologie de l'Ego. L'alliance spectaculaire de tant de noblesse et de tant de futilité signifie que l'on croit encore à la contradiction : totalement miraculeuse, chacun de ses termes l'est aussi : elle perdrait évidemment tout son intérêt dans un monde où le travail de l'écrivain serait désacralisé au point de paraître aussi naturel que ses fonctions vestimentaires ou gustatives.



[Yann Tiersen - Comptine d’un autre été, l’après-midi]

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